Effacer la frontière linguistique, un coup de pédale à la fois
Malgré eux, les coureurs cyclistes Cian Uijtdebroeks, Tim Wellens ou Louis Vervaeke ont brisé les frontières linguistiques en Belgique. Philippe Gilbert et Greg Van Avermaet aussi, mais volontairement, en faisant les beaux jours de la grande écurie de Patrick Lefevere ou en résidant à Stoumont, village des Ardennes. Autant de liens entre Flandre et Wallonie, qui unissent le peloton belge, aussi déséquilibrés soient-ils. Des rapprochements qui ont désormais lieu à la base de la formation.
«Sois là à 13h, à Habay.» Dernier message reçu de la part de Laurent Mars, la veille au soir. Ce 6 janvier, l’hiver est là sans être là. Il se fait toujours attendre. N’en démentent ce plafond grisâtre et cette bruine pénétrante. «Un temps pour rester chez soi», marmonne un passant place Pierre Nothomb. 12h45. Un grincement pique aux oreilles. La faute au frein à disque humide. Petit à petit, des silhouettes jaunâtres envahissent l’espace. Les plus vaillants sont venus en selle, d’autres sortent leur monture du coffre de leur voiture. C’est le premier rassemblement de l’année pour ces jeunes coureurs de l’équipe Crabbe Dstny. Qui dit nouvelle saison officiellement lancée, dit nouvelles couleurs. On troque les manches noires pour le bleu ciel. La faute à ce nouveau partenaire. «Dstny est un grand sponsor», assure Jo Van Gossum, actionnaire principal du club. «Ils seront là pour trois années au moins. Cela va encore faire évoluer les choses.»
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Quelques «Bonne année», quelques «Prudence, mon grand» et quelques éclats de rire, mais toujours dans la langue de Voltaire. Une voiture aux couleurs des maillots arrive, le manager sportif Laurent Mars suit à vélo. «Viens avec nous hein!»
«C’est normal que tu n’aies entendu parler que français. Il y a trois entraînements aujourd’hui. Un à Zoutleeuw, un à Blegny et un ici. C’est un peu loin pour les Flamands. Ils ne viennent que rarement jusqu’à Habay», précise Laurent en queue du peloton d’une grosse vingtaine d’effectifs. Parce que c’est ça, la particularité du matricule basé à Laneuville, près de Libramont, dans la province du Luxembourg: Flamands et Wallons partagent les coups de pédale sous les mêmes couleurs. Et ce depuis neuf ans maintenant.
À l’origine de ce mouvement, on retrouve Jo Van Gossum, originaire de Saint-Trond, ville du sud du Limbourg belge. «À l’époque, je m’étais associé avec l’équipe de Seraing, pendant deux ans. Mais quelque chose ne marchait pas et je me sentais un peu bloqué. On a quand même vu passer des coureurs comme Loïc Vliegen ou Louis Meintjes.»
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Une association pour une autre. Jo croise la route de Laurent Mars, à l’époque directeur sportif des jeunes à Chevigny. «Le courant est directement bien passé», confirme Laurent. «On avait tous les deux l’ambition d’améliorer la formation tout en gardant un esprit familial.»
L’année exceptionnelle de 2023
Au fil des années, le nombre de petits protégés des deux associés a explosé. Passant d’une bonne cinquantaine de membres à plus de 200 pour ce cru 2024. Plusieurs raisons l’expliquent. «Petit à petit, on a attiré des coureurs flamands», explique Jo. «Ils ne sont pas tous venus d’un coup. Mais la présence de l’un a attiré celle de l’autre, et ainsi de suite.» «C’est 50-50, maintenant», assure Louis, un Wallon chez les élites, au club depuis plusieurs années. «C’est chez les juniors qu’il y a le plus de contacts.»
Car c’est là aussi que Dstny entre davantage en jeu. Un partenariat existe depuis l’année dernière entre l’équipe professionnelle Lotto Dstny et les seize-dix-huit ans du camp bilingue. Cette année, quatre coureurs ont d’ailleurs fait le bond vers la cellule de développement. «On a connu une année exceptionnelle l’an dernier avec ces Milan Donie, Kamiel Eeman, Victor Vaneeckhoutte et Jarno Widar», savoure nostalgiquement Van Gossum.
«Je sais qu’on ne revivra pas une telle saison tous les ans. Mais cela veut tout dire quant à la qualité de notre travail.» Ce n’est pas un hasard si un nom comme celui d’Édouard Claisse -inabordable chez les cadets l’an dernier- a rejoint les Jaune et Bleu. «Il était même convoité par l’équipe développement de la Jumbo-Visma. C’est super qu’un Wallon reste en Wallonie. Pour moi, c’est même une obligation», poursuit Jo. «Il faudra aussi suivre des noms comme Seppe Geerinck, Jenthe Verstraete, Nio Vandervorst et Cas Hermans.»
Les jeunes s’arrachent
En parlant de rejoindre la loterie nationale en passant par la case Crabbe, il va de soi d’évoquer Arnaud De Lie, désormais superstar du peloton UCI. «C’est le top 10 mondial», sourit Laurent Mars, qui a gardé un très bon contact avec son ancien poulain. «En hiver, il s’entraîne avec nous presque toutes les semaines. C’est super-agréable. Il n’oublie pas d’où il vient. Et puis pour les jeunes, c’est génial. Cela les motive évidemment. La semaine dernière, Arnaud et Axel, son frère, aussi chez Lotto Dstny, nous ont accompagnés. Ils avaient des exercices à faire et ont tiré le groupe pendant de nombreux kilomètres. Les jeunes devaient s’arracher pour s’accrocher. À la fin, on faisait tous 35 km/h de moyenne!»
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Un autre coureur qui a connu ces deux écuries, c’est Milan Menten. À 27 ans, ce sprinteur fait désormais les beaux jours de la Lotto Dstny. «Ce n’était pas si loin, quand on y pense. Je suis Limbourgeois et il y avait beaucoup de courses dans la province de Liège. C’est surtout le programme qui m’a donné envie. On ne va pas se mentir, au début, c’était difficile. J’avais quinze ans et je ne parlais pas français», se souvient celui qui le pratique aujourd’hui parfaitement. «C’est grâce à ces passages chez Crabbe et Bingoal Wallonie-Bruxelles que j’ai appris la langue. C’est déjà super, je trouve. J’ai aussi évidemment appris sur le vélo, mais ce que je vois, c’est que maintenant chez Lotto je parle aux Wallons comme Arnaud et Axel De Lie, Sylvain Moniquet –lui aussi ancien «p’tit Jaune» – et Sébastien Grignard en français et ils me répondent en néerlandais. Je trouve cela super et on ne fait pas de différence. Avec personne d’ailleurs.»
L’étiquette belge résonne à l’international
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Si, comme chez Crabbe, les cyclistes flamands n’ont pas peur de traverser la frontière linguistique du nord au sud, certains font le chemin inverse, comme Esteban Sorli. Passé au CC Chevigny pendant un an, le jeune Wallon porte désormais les couleurs de The lead out cycling academy. Une trajectoire particulière mais un choix réfléchi. «Je continue à chercher la performance», lâche le jeune homme de dix-neuf ans. «Il y en avait chez Crabbe, mais moins chez les espoirs que chez les juniors. J’ai besoin d’être plus mis en difficulté et de rouler avec des gens meilleurs que moi pour m’améliorer.» Prendre la direction de la Flandre était donc une évidence. «Il y a une perception différente de l’engagement. En Flandre, quand tu commences, tu termines. Tu es tout le temps poussé et l’objectif est tourné vers le résultat.»
«Je dirais aussi qu’il y a plus de jalousie, plus de stress», ajoute Milan Menten. «Une différence de niveau existe, c’est sûr, et le fait d’aller en Wallonie accélère le développement. Après, il y a principalement un plus grand nombre de coureurs flamands au sud du pays parce qu’on est plus nombreux. Mais c’est vrai que, moi, j’étais chez Bingoal, alors que je ne vois pas un Wallon être pris par Topsport Vlaanderen, son équivalent en Flandre. Par contre, je trouve que cela serait mieux d’avoir une équipe nationale de haut niveau chez les jeunes.»
C’est aussi l’avis de Peter Van Petegem, ancien grand champion flamand et désormais conseiller sportif au sein de la formation Bingoal de Christophe Brandt, de l’autre côté de la frontière linguistique. «Cela n’a aucun sens dans un pays aussi petit de parler d’équipe flamande ou d’équipe wallonne. Par contre, l’étiquette belge, cela résonne à l’international, car nous sommes les meilleurs», expliquait le Zwarte van Brakel dans les colonnes du quotidien Le Soir.
Peter Van Petegem: Cela n’a aucun sens dans un pays aussi petit de parler d’équipe flamande ou d’équipe wallonne
Dans sa nouvelle écurie, Esteban Sorli pourra aussi compter sur un soutien et un calendrier de qualité. «Pour moi qui ai plus le profil d’un grimpeur, aller sur des courses comme l’Ardenne Challenge, Liège-Bastogne-Liège espoirs et des courses à étapes en France, c’est l’idéal. Enfin, il faudra que je sois sélectionné.» Impossible de ne pas y lier l’histoire d’un autre Wallon, Mattéo Delvallée, poussé vers la sortie par Acrog Tormans il y a deux ans, faute de résultat.
Cette exigence, c’est ce que Jo Van Gossum a aussi voulu importer en Wallonie. «On est devenu une des trois meilleures équipes du pays chez les juniors. Ce n’est pas que grâce à moi et aux Flamands, mais ça a aidé, oui. C’est un relais pour l’avenir. Après, je pense que Limbourgeois et Luxembourgeois sont faits pour s’entendre. C’est une bonne combinaison. Je ne veux pas mettre trop de pression non plus. Ce sont avant tout des gamins qui sont là pour prendre du plaisir.»
Une notion que Laurent Mars compte bien entretenir. «L’esprit de club doit rester. Parfois, j’ai de grosses remises en question par rapport à cela. Prenons le Tour du Valromey par exemple. Oui, c’est normal d’y envoyer nos meilleurs éléments, mais, parfois, ça me fait mal au cœur de voir des coureurs de la région, méritants aussi, ne pas pouvoir y accéder. On est un club investi, les gens nous connaissent. On aide à organiser la kermesse du village et au souper du club, tous ces gens sont là. Ça, je ne veux jamais le perdre.»